Papiers peints, posters et tirages lambda Dimensions variables Pour chaque photographie, une seconde image est lentement construite qui restitue le couple binoculaire nécessaire à la vision en relief. Cette seconde image, presque identique à la première, montre la même scène vue selon une perspective très légèrement différente, exactement sous l'angle où la voyait le deuxième oeil du photographe au moment de la prise de vue. Cette étape, nécessitant de montrer sur la nouvelle image des parties masquées sur la première, demande un travail d'extrapolation et d'imagination. Les deux images, une fois superposées, sont visibles en relief grâce à des lunettes à verres colorés, selon un procédé à mi chemin entre futurisme et archaïsme (le principe de l'anaglyphe, décrit pour la première fois en 1853). Mon intervention, manifeste dans le recours à ce procédé désuet et spectaculaire, se traduit également par un déplacement plus subtil du cadre de lisibilité. Les images sélectionnées sont originellement de petites dimensions, liées à des supports éphémères (Quotidien et éphémère sont d'ailleurs étymologiquement synonymes) et assujetties à un contenu textuel qui les contraint à une univocité didactique. Leur transformation en posters ou en papiers peints, formats éminemment persistants, ouvre leur signification d'abord cadenassé et permet l'expression d'innombrables lignes de fuite.Texte accompagnant la présentation des multiples lors de l'exposition Jeunisme II au Frac Champagne-Ardenne : Il faut trahir pour instruire, falsifier pour communiquer et dénaturer pour transmettre. Ma parole trompe ma pensée, le récit n'adhère pas à l'événement, la preuve trahit autant qu'elle révèle et obscurcit comme elle élucide. La communication et la transmission du savoir sont des impossibles-nécessaires. Comment montrer ? Comment rendre compte ? Comment donner à voir ? Du moment que je sors mon appareil, que je choisi la scène, le moment, le cadre, je transforme l'information en représentation et le réel en spectacle. L'image dite «de guerre», plus que toute autre image, laisse à celui qui la regarde, du fait de son sujet particulièrement intense, le sentiment plus ou moins confus d'une insatisfaction. Soit on considère que l'image documentaire, assumant pleinement sa fonction, a pour vocation de rendre compte d'une réalité vécue, et alors le contraste apparaît presque violemment entre cette réalité qu'on devine complexe, protéiforme et subtile, et cette image unique, trop simple et trop univoque qu'on prétend lui substituer. Soit on excuse par avance la pauvreté de l'image et, la dispensant du devoir de rendre compte du réel, on décide de ne plus la considérer que comme un signe didactique, presque un slogan, un repos visuel pour le lecteur. Mais refuser à l'image documentaire l'exigence d'une conformité avec le réel, c'est en définitive la nier purement et simplement. L'image est-elle condamnée à trahir le réel, a transformer en signe nettement défini tout ce qu'il y a de complexe et de singulier dans l'expérience documentée ? Déjà la transformation par le geste photographique de l'étendue à trois dimension en une représentation monoculaire dématérialise les objets, les vide de leur substance et de leur poids et tend, en supprimant les distances, à abolir ce qu'il y a d'insaisissable et d'inaccessible dans le réel. L'image documentaire m'offre une situation à laquelle, dans le même temps, elle me dérobe : la vue n'ayant plus pour fonction de préparer le toucher, je vois en m'exemptant de la confrontation physique avec les objets, j'avale les distances sans avoir à marcher et à suer, le réel m'est donné tout entier sans obstacle, sans odeur, et sans devenir. Les anaglyphes que je réalise à partir des images de photo-journalisme peuvent être vus comme des ersatz plus élaborés que ceux que propose la presse écrite et qui tentent de restituer aux images, par le biais de la tridimensionnalité, une conformité plus grande avec la situation représentée. Le procédé par lequel je réalise ces anaglyphes est très important pour moi. C'est un geste par lequel je reprise le réel, je le raccommode, en refabriquant avec des moyens imparfaits et laborieux les images manquantes permettant la restitution d'une vision binoculaire (cette figure du raccommodage, prise littéralement ou non, est très présente dans mon travail). C'est surtout l'étape durant laquelle je m'approprie les images qui cessent d'être des représentations codifiées : le lent travail que je m'impose, et la nécessité de déchiffrer précisément les détails les plus anodins m'imposent une attention pour chaque objet et, d'une certaine manière, une mise en présence, même intellectuelle, avec leur singularité radicale, c'est à dire avec leur ipséité même. Benoît Broisat Haut de la page |